"Alors que nous commémorons aujourd'hui le 25e anniversaire de l'hôpital de Panzi, il ne s'agit pas de faire la fête, mais de reconnaître solennellement la tragédie des communautés martyres de l'est de la République démocratique du Congo (RDC) et de réfléchir aux raisons pour lesquelles les femmes franchissent nos portes.
En effet, cet anniversaire n'est pas un moment de joie mais de profonde amertume, car le conflit qui existait au moment de la création de Panzi fait toujours rage. Depuis 25 ans, nous réparons des corps et des âmes déchirés par l'utilisation brutale de la violence sexuelle comme arme de guerre. Le fait que nous continuions à opérer chaque jour de nouvelles générations de femmes et de jeunes filles ayant subi cette violence inimaginable témoigne de la gravité de la crise qui persiste dans notre région déchirée par la violence armée.
Pourtant, même au milieu des pires atrocités, l'hôpital de Panzi est devenu un refuge et un symbole d'espoir pour les plus vulnérables. Au cours du dernier quart de siècle, en plus de fournir des soins médicaux, nous avons répondu à la violence par l'amour et cherché à transformer la souffrance en force en accompagnant plus de 83 000 survivants de violences sexuelles sur la voie de la guérison, de l'autonomie et de la dignité.
Malgré le contexte de guerre qui nous oblige à poursuivre notre travail, nous devons également reconnaître l'impact profond de Panzi. L'hôpital et la fondation de Panzi sont devenus des lieux où des vies brisées sont reconstruites, où les femmes se réapproprient leur corps et où une communauté de survivants s'entraide. Les réalisations de Panzi témoignent de la résilience et de la force des femmes, ainsi que du pouvoir de l'action collective. Nous tenons également à saluer le dévouement et le professionnalisme de notre personnel, qui travaille chaque jour dans des conditions difficiles, et à exprimer notre gratitude à tous nos partenaires, coopérateurs et donateurs qui nous ont permis de poursuivre notre mission.
Au fil des ans, nous avons non seulement fourni des soins médicaux et chirurgicaux, mais aussi introduit des services spécialisés et des technologies de pointe qui sont uniques au cœur de l'Afrique. Notre hôpital est un leader dans l'utilisation de la laparoscopie et d'autres procédures médicales de pointe, offrant à nos patients les normes de soins les plus avancées. Le modèle de guichet unique que nous avons développé à Panzi, qui intègre un soutien médical, psychologique, socio-économique et juridique en un seul endroit, est maintenant reproduit dans toute la RDC et est en passe d'être normalisé dans le monde entier. Ce modèle établit une nouvelle approche holistique des soins de santé, visant non seulement à guérir les patients mais aussi à permettre aux survivants de reprendre le contrôle de leur vie.
Cette approche holistique favorise également l'émergence d'un leadership féminin, une force puissante de transformation sociale. L'autonomisation des femmes profite à l'ensemble des communautés : le tissu social est renforcé, le développement progresse et la paix émerge. Le leadership développé à Panzi est crucial non seulement pour les personnes que nous soutenons, mais aussi pour jeter les bases d'une société plus juste, plus égalitaire et plus pacifique.
Mais nous voulons envoyer un message clair en ce jour de commémoration : Panzi ne doit pas exister sous sa forme actuelle. Sa vocation est de devenir un lieu où les femmes viennent mettre au monde de nouvelles vies dans les meilleures conditions possibles, et non de se remettre des ravages de la guerre et de la barbarie humaine. Elle doit être un centre de vie et non un refuge contre la violence. Notre vision est celle d'un monde où l'hôpital Panzi est connu non pas pour son travail de traitement des survivants de violences sexuelles, mais pour la joie de l'accouchement et la santé des femmes et des enfants.
Il ne suffit donc pas de traiter les symptômes de la violence, il faut aussi s'attaquer à ses causes profondes. Les fléaux que sont la masculinité toxique, l'exploitation illégale des minerais de conflit, la culture de l'impunité et le manque de légitimité des acteurs institutionnels sont autant de facteurs qui alimentent les cycles de violence récurrents qui amènent les victimes à nos portes. Il est impératif de s'attaquer aux principaux moteurs du conflit chronique en RDC si nous voulons mettre fin aux souffrances endurées par d'innombrables femmes et filles depuis des générations.
Nous devons également nous attaquer au maillon le plus faible de notre chaîne de soins de santé : l'accès à la justice. Il ne peut y avoir de véritable guérison sans justice. La justice est non seulement un outil de prévention efficace, mais aussi un élément essentiel de la réhabilitation, mais elle dépend de la volonté de l'État et des institutions qui, trop souvent, ne répondent pas aux besoins de ceux qui en ont le plus besoin. Par-dessus tout, nous devons nous efforcer de parvenir à la paix, la plus grande aspiration des victimes que nous servons. Sans paix, il ne peut y avoir de véritable guérison, ni de retour à la vocation première de l'hôpital de Panzi : être un lieu où les femmes viennent donner la vie.
À la croisée des chemins, laissons-nous inspirer par le courage des femmes que nous servons. Ce sont de véritables héroïnes, dont la force et la résilience nous inspirent chaque jour dans la poursuite de notre mission. Leurs histoires ne peuvent nous laisser indifférents et doivent nous encourager à redoubler d'efforts pour combattre toutes les formes d'injustice et œuvrer en faveur d'une paix durable. Nous devons non seulement panser les blessures d'aujourd'hui, mais aussi travailler sans relâche pour prévenir les violences de demain et mettre fin à cette guerre sans fin.
En réfléchissant à ces 25 années, renouvelons notre engagement envers cette mission. Continuons à innover, à diriger et à exiger la justice et la paix pour tous. Notre travail est loin d'être terminé, mais avec de l'espoir, de la détermination et de la solidarité, nous pouvons construire un avenir où les services de l'unité de lutte contre les violences sexuelles de l'hôpital de Panzi ne seront plus nécessaires et où notre personnel se consacrera entièrement à la santé globale des femmes.
Face à l'adversité, nous ne devons jamais perdre espoir. L'espoir est la lumière qui guide nos actions dans les moments les plus sombres, et nos actions contribueront au retour de la paix et de la dignité pour tous."
Dr. Denis Mukwege
Président et fondateur de l'hôpital et de la fondation Panzi
Lauréat du prix Nobel de la paix 2018